Par Margo Goodhand, Présidente de la Fondation des Prix Michener
Nous avons perdu un autre journal canadien. Pour les journalistes, ce genre d’annonce frappe toujours fort, un peu comme lorsqu’on apprend un décès dans la famille.
Mais cette nouvelle-ci est particulièrement triste parce que Kamloops This Week avait une rédaction exceptionnelle et paraissait bien aller, bien rouler… jusqu’à ce que, évidemment, ce ne soit plus le cas.
Le 25 octobre 2023, ce finaliste du Prix Michener 2022 a sorti sa dernière publication, laissant la ville britanno-colombienne de plus de 100 000 habitants sans journal pour la première fois en près de 140 ans.
Le propriétaire Robert Doull, président d’Aberdeen Publishing, a évoqué plusieurs facteurs pour expliquer la fermeture, notamment la montée en flèche du prix des espaces de bureau et des coûts d’impression, ainsi que le déclin marqué des visites sur le site Web depuis que Meta et Google ont bloqué les sites de nouvelles canadiens en réaction à la Loi sur les nouvelles en ligne du Canada.
Il aurait pu parler aussi des revenus publicitaires en chute, tourment connu des journaux papier depuis l’arrivée de l’Internet.
Depuis quelques décennies, les journaux, lentement, s’étiolent, puis meurent. En tout, ce sont 2 500 journaux aux États-Unis qui ont fermé depuis 2005. Presque 500 en ont fait autant au Canada depuis 2008, et les autres périclitent. Au moins, des salles de presse numériques voient le jour, mais trop peu, et à la qualité variable.
Clairement, ici, ce n’est pas seulement le journal même dont nous déplorons la perte, c’est aussi cette salle de presse en particulier.
Depuis sa fondation il y a 35 ans, Kamloops This Week a remporté cinq Webster Awards (plus grande distinction journalistique de la province) et gagné des dizaines de prix de l’Association des médias communautaires de la Colombie-Britannique et du Yukon. En 2014, il a été nommé meilleur journal communautaire.
En 2022, il était finaliste pour le Prix Michener – la plus grande distinction journalistique au pays. C’était de loin la plus petite rédaction parmi les finalistes de cette année-là, David parmi des Goliath comme le Globe and Mail, Fifth Estate de la CBC et Global News.
Nos juges ont admiré le cran et la ténacité dont l’équipe formée de deux reporters et du rédacteur en chef Chris Foulds avait fait preuve pour dénouer une histoire complexe qui avait testé leurs limites pendant une année marquée également par des feux de forêt, la COVID et des élections fédérales. Voici le commentaire du jury des prix Michener sur la candidature :
Kamloops This Week : Dépenses au District régional Thompson-Nicola
Lorsque ce petit hebdomadaire indépendant a appris en une seule journée qu’un membre du conseil régional du district avait pris des congés payés, puis des vacances, pour ensuite démissionner et finalement prendre sa retraite, il a cherché à tirer les faits au clair, mais s’est buté au silence des autorités. L’équipe KTW de Jessica Wallace, Christopher Foulds et Tim Shoults n’allait toutefois pas se voir refuser les réponses à ses questions. Les membres de l’équipe ont commencé par suivre la piste de l’argent. Ils ont mené des dizaines d’entretiens, ont déposé des dizaines de demandes d’accès à l’information et ont finalement créé une base de données qui contenait les détails de cinq années de dépenses douteuses aux frais des contribuables. Leurs reportages ont entraîné des changements majeurs aux politiques de gestion qui ont amplifié la surveillance du District sur l’ensemble des dépenses, resserrant les critères pour l’octroi de subventions et de commandites en passant par l’imposition de limites aux frais de repas et de traiteur. Une enquête criminelle a été lancée par la GRC et une vérification juricomptable indépendante est venue confirmer les conclusions de KTW. »
L’éloge se terminait par ces lignes, comme une réminiscence du logo du Washington Post (qui affiche la devise « La démocratie meurt dans le noir ») : « Si la gouvernance civique est le fondement de la démocratie, le travail indépendant effectué par cette salle de rédaction est un exemple remarquable des assises du journalisme. »
Le Prix Michener n’est pas remis aux salles de presse (plutôt qu’à un seul journaliste) sans raison. En effet, ça prend plus d’une personne pour faire bouger les choses. Ça prend une solide équipe – menée par un excellent rédacteur en chef, toujours! – pour produire du journalisme puissant et transformateur, et ça prend un propriétaire qui ne courbe pas l’échine (et a de bons moyens financiers) pour assumer l’inévitable ressac.
Lorsqu’un jury du prix Michener nomme une salle de presse parmi ses finalistes, il atteste devant le monde entier de la passion, du talent et du courage collectif de l’organisation en question pour faire changer les choses. Nous sommes là pour honorer, célébrer et promouvoir l’excellence dans le journalisme public.
Kamloops perd plus de 26 emplois locaux. Elle perd aussi une rédaction empreinte d’intégrité, ce qui est de plus en plus rare dans le paysage médiatique. C’est une bien triste nouvelle pour les personnes qui croient encore au journalisme comme pilier fondamental de la démocratie.
Nous levons notre chapeau au petit journal indépendant au grand cœur, et aux infatigables journalistes qui l’ont fait briller. Nous vous souhaitons de trouver une autre rédaction, et de continuer à garder pour nous tous le fort du journalisme digne et vaillant.